Eh bien nous y voilà : les aventures de lagent JB-000 sachèvent avec le présent épisode. Rappelons aux distraits que le héros dont nous avons relaté les aventures, privé de son honnête emploi de contre-espion (puisque la France ne saurait avoir des espions, spécialité réservée à nos ennemis héréditaires), envisage de monnayer ses connaissances acquises au cours de ses activités au service de lÉtat.
Immoral ? Pas plus que le passage dun haut fonctionnaire du public au privé, délit certes réprimé par les lois de la République lorsquil se voit accompli dans certaines conditions, mais que la Justice, dans son infinie sagesse, oublie régulièrement de poursuivre. Attitude pleine de bon sens de la part de nos gouvernants ! En effet, quoi de plus efficace et de plus glorieux que dignorer une loi, non parce quelle est inadaptée, périmée, ou simplement mauvaise, mais parce quon savère incapable de la faire respecter ? Et à quoi bon remuer la boue, alors quon peut se contenter de détourner les yeux ? Seul le célibataire qui na jamais repoussé sous le tapis les poussières de sa chambre quil vient enfin de se décider à balayer ne connaît pas ce principe élémentaire. Et justement, le haut personnage auquel JB songe pour lacquisition de la recette « secrète » dune certaine boisson sans alcool sest lui-même livré naguère à cette acrobatie, ce qui le rend apte à ne point laisser sa conscience entraver ce genre de transaction.
Du haut de son siège présidentiel quil avait fait surélever afin de compenser sa taille plus que médiocre, Karl Nivorr observait JB dun il professionnel et patronnal. Lobjet de cet examen, conscient de cette tentative dévaluation, adopta un air dégagé.
Eh bien, monsieur Blind,
si nous en venions à la conclusion de cette affaire ? dit le grand
homme.
Dune inclinaison de tête,
JB approuva, et, encouragé du geste et dun sourire carnassier que
dissimulait mal un air bonasse, il tira son portefeuille, louvrit et en
tira une feuille de vélin, quil déposa sans un mot sur le
bureau de son interlocuteur. Celui-ci prit un temps, puis se saisit du document
dun geste précautionneux. Il le déplia, chaussa ses lunettes
et lut ce qui suit :
Ce document ne doit être communiqué à personne.
Il ne doit pas quitter les locaux de la direction.
Ingrédients nécessaires :
- 0,88 g dessence de citron
- 0,47 g dessence dorange
- 0,20 g dessence de cassia (dite « cinnamone chinoise »)
- 0,07 g dessence de muscade
- 4,9 g dalcool à 95°
- 2,7 g deau
- des traces de coriandre, de lavande et de néroli
Processus :
Agiter. Laisser reposer vingt-quatre heures.
Recueillir seulement la partie la plus claire du mélange.
Lajouter à un sirop léger deau et de fructose, composé de 2400 g de sucrose, avec juste assez deau pour le dissoudre, plus 3,1 g de caféine, 37 g de caramel et 11 g dacide phosphorique.
Ajouter le produit obtenu par la macération de 1,1 g de feuilles de coca, 20 g dalcool à 20°, 30 g dacide citrique, 19 g de glycérine et 1,5 g de vanille.
Ajouter suffisamment deau pour que le mélange final soit buvable frais.
K7N retira ses lunettes et reposa la feuille de papier sur son bureau. Les deux hommes restèrent silencieux un instant. Enfin, le premier sortit de son impassibilité.
– Vous nignorez pas, mon cher James... Vous permettez que je vous appelle « James » ?
JB se fendit dun sourire aimable.
Vous nignorez pas, mon cher James, que Mortendi International diversifie ses activités. Le secteur des boissons non alcoolisées est extrêmement porteur, et il se trouve appelé à sétendre considérablement dans les années à venir : les jeunes se montrent de plus en plus hostiles à lalcool, vous ne lignorez pas non plus. Nous désirons par conséquent être présents sur ce marché, que nous avions négligé jusquici. Dailleurs, il va nous falloir un Directeur général.
JB-000 saisit lallusion discrète, et attendit.
Bien entendu, cest un poste très important, destiné à un homme de valeur. Les avantages consentis seront en conséquence, naturellement. Et jestime que cette position offrirait à lheureux élu bien plus que le prix auquel vous estimez cette... contribution (il désigna du geste le document resté sur son bureau) à nos futures activités. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
Admirablement. Cest diaphane, approuva JB.
Karl Nivorr sourit. Il tapota du bout de lindex lobjet de la transaction, et son visage changea dexpression :
Avec ça, en faisant une ou deux modifications, on va les niquer. On va se faire des couilles en or.
JB ne broncha pas. Il savait, comme tout le monde, que K7N sétait mis, depuis peu, au parler des banlieues, à ce jargon quil pensait être le langage des jeunes, et croyait de bonne politique den user à tout propos et même hors de propos. Il est vrai que la grossièreté était fort en vogue depuis une décennie. La mode en avait été lancée conjointement par Édith Cresson, alors Premier ministre, qui avait déclaré quelle navait « rien à cirer » de la Bourse, et par son ministre des Finances, le délicat Michel Charasse, qui avait prétendu, lui, quil nétait « pas de ceux qui se mettent un bâton dans le cul pour être raide ». Depuis, on avait tout entendu, et même le cardinal-archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger, avait exhorté les jeunes des cités à ne pas « faire les cons » la nuit de Noël (pour les autres nuits, il ne se prononçait pas).
Karl Nivorr reprit la parole :
Bien, lessentiel est dit. Pour les détails, nos avocats vont rédiger le contrat qui vous liera désormais à notre firme. Nous pourrons très vite procéder à léchange rituel de signatures.
Il se leva, fit quelques pas et posa sa main sur le dossier du fauteuil occupé par notre ex-agent.
Un grand avenir vous attend, mon cher ami.
Je men félicite, monsieur.
Appelez-moi, Karl, voyons. Et, à propos de la signature des contrats, pourquoi ne pas donner à cette cérémonie par trop solennelle un caractère un peu moins officiel et guindé ? Que diriez-vous, par exemple, dun week-end dans ma propriété de Sainte-Foy-la-Grande ? Cest là que vit ma petite famille, loin de lagitation parisienne.
JB murmura un remerciement qui allait de soi et tenait lieu dacceptation.
Allons, cest dit. Je vous envoie ma voiture vendredi soir. Vous habitez Paris ?
En temps ordinaire, non, je vis au Maroc. Je suis descendu au Ritz pour quelques jours.
Très bien ! Je vous envoie donc une limousine pour vous prendre au Ritz. Mais rassurez-vous, ce ne sera pas une Mercedes, et le tunnel de lAlma nest pas sur litinéraire du Bourget.
Le Bourget ?
Laéroport. Mon jet personnel nous y attendra, je vous y rejoindrai, il nous déposera à Bordeaux, doù mon chauffeur nous conduira au château. Vous y ferez la connaissance de ma chère épouse et de notre fille aînée, Natacha. Nous sommes très fiers delle.
Il sourit largement.
Eh bien, que dites-vous de ce programme, mon cher JB ?
JB sourit en retour et serra la main un peu molle que lui tendait son nouveau patron.
Enthousiasmant, mon cher Karl.
Allons, il avait bien mené sa barque.
(No animal was harmed during the making of this serial story)