Qu’on môte dun doute : ai-je déjà dit tout le bien que je pense de la corporation journalistique ? De la cabine technique, on me fait signe que oui, je lai déjà dit. Parfait. Mais sachant que la répétition est la base même de la transmission des connaissances (on appelle ça la pédagogie, un mot qui sonne mal, mais à qui la faute si « pédagogie » et « pédérastie » viennent tous les deux du même mot grec paidos, qui signifie « jeune garçon » ?), sachant que, donc, je vais faire comme Michel-Ange peignant le plafond de la Chapelle Sixtine : en remettre une couche. Eh oui, Michel-Ange était un précurseur, plus pédéraste que pédagogue dailleurs, et cest à lui quon doit lhistoire du fou qui repeint son plafond. Cest comme ça, cest historique. Ou alors on ne ma pas bien expliqué, par manque de pédagogie.
Où en étais-je ? Oui ! les journalistes.
Ah ! les journalistes, ces modèles de culture, de conscience professionnelle, de modestie, de rigueur, dhonnêteté, domniscience... Tenez, un exemple : pas un seul de ces brillants bipèdes, pourtant sortis de grandes écoles et bardés de diplômes, ne sait quon ne sadresse pas à une tête couronnée en lui disant « Majesté ». Tu mentends, Chancel ? Et toi, chère Anne Sinclair, tu me reçois cinq sur cinq ? À un roi, on dit « Sire » et seulement ça, à une reine on dit « Madame ». La majesté est une qualité liée à la fonction royale, et ne désigne pas la personne qui lexerce. Il faut que ce soit un fils de prolo qui leur fournisse cette précision, si utile pourtant dans la vie quotidienne.
Bref, je ne tarirais pas déloges sur la profession journaleuse, le temps men serait-il donné. Mais je nai pas le temps. On na jamais le temps. On na même plus le temps de ne pas avoir le temps. Le temps sen va, le temps sen va, madame... Cest bien pourquoi il est temps que jentre dans le vif du sujet, dautant plus quon nest pas payé à la ligne, dans cette émission.
Il va de soi que je ne prendrai jamais pour cible le reporter qui mouille sa chemise en « faisant du terrain », comme on dit. Comme il y a toujours une bonne guerre quelque part, un certain nombre dentre ceux-là y a laissé sa peau, et on rougirait de les assimiler à dautres que je ne nommerai pas pour ne pas faire de publicité à la corporation, premièrement, des présentateurs de journaux télévisés, deuxièmement, des critiques payés pour aller au cinéma ou au théâtre et gémissant sur le sort cruel qui les contraint à ne pas voir que des chefs-duvre, troisièmement, des pourris complaisants qui se laissent acheter par de petits cadeaux ou une invitation pour un week-end à la Mamounia, quatrièmement, des ressasseurs de clichés et professeurs de charabia, jen passe et de bien pires.
Tenez, puisque nous en sommes aux clichés, et que ceux-ci, à force dêtre répétés par des individus que la foule croit être lélite intellectuelle rions , finissent par simposer pour passer dans le langage, il y en a un qui commence à me bassiner, et cest celui-ci : la guerre en Yougoslavie serait une honte, parce quelle se perpètre « à deux heures davion de Paris ». Les plumitifs, quils officient dans des journaux de papier, à la radio ou à la télé, nous rebattent les oreilles de cette énorme çonnerie sans jamais saviser que la distance ne fait rien à laffaire. Est-ce à croire que pour eux, ce serait un peu moins grave à trois heures de Paris, beaucoup moins grave à cinq heures, et tout à fait acceptable à dix heures du fauteuil où ils calent leurs fesses pour nous pondre ce genre de fadaise ?
Cest un peu la même chose avec le nombre de morts dans un accident ou une catastrophe naturelle : un mort, cest triste, mais dix morts, cest dix fois plus triste, non ? Et cent morts, dix fois plus triste que dix morts. Imparable ! Cette arithmétique à la graisse de chevaux de bois, comme disait le capitaine Haddock, et qui comptabilise les cadavres comme des packs de yaourts (jallais dire « de bière », mais fuyons les effets faciles), me fait gerber, et jespère que quelques-uns parmi vous sont dans le même cas, sans quoi je vais commencer à me sentir un peu seul.
Mais je sens que tout ça dérape dans le lugubre, et que Laurent va me coller une amende si je continue. Alors rigolons, rigolons !
Le temps passe, je vous le disais il y a deux minutes, et plus il passe, plus nous approchons dune date prétendue fatidique, le fameux an 2000. Par conséquent, au judicieux « à deux heures davion de Paris » (il ny a que Paris, en France, chacun sait ça), sadjoint de plus en plus souvent le complément obligé « à laube de lan 2000 ». Variante : « à laube du troisième millénaire ». Au fur et à mesure que léchéance approche, cette envahissante expression ponctue les propos les plus anodins, les moins en rapport avec la fuite du temps, et lon nous assène à tour de bras des âneries sentencieuses du type « Tiens, va falloir que je fasse un régime si je veux passer une semaine au Club, jai tendance à grossir à laube de lan 2000 », ou encore « Le temps se gâte, y a plus de saisons, à laube du troisième millénaire ».
Ça, cest le tout venant de la vie courante. Mais en politique, on ny échappe plus. Eh oui, il semble que certaines choses entrent dans le domaine de linterdit à mesure que le calendrier tend vers cette date : guerres, épidémies, famines et autres atrocités sont condamnables, à laube de lan 2000. Même remarque que tout à lheure, en somme, le temps cette fois remplaçant lespace : certains massacres seront inadmissibles en lan 2000, moins inadmissibles en 1998, ils sont presque acceptables aujourdhui, en 1995, et ils étaient tout à fait convenables il y a cinq, dix ou quarante ans. Cherchez lerreur.
Quant à expliquer en quoi lan 2000 est plus digne dattention que 1957 ou 2028, cest évident, non ? En passant de 1999 à 2000, on change tous les chiffres, DONC on change de siècle, pensent les bonnes gens, et changer de siècle, ça, ma bonne dame, cest nouveau et intéressant. Qui donc savise, parmi le public béat devant lévénement qui sannonce, que tout cela relève dune vision étroite, celle que nous a imposée le système décimal appris à lécole primaire... qui est loin dêtre le seul de lHistoire, ni même le meilleur. Le nombre « deux mille » sécrit avec un « 2 » et quatre zéros uniquement parce que nous avons dix doigts, et que cétait pratique de compter dessus « à laube » de lère scientifique. Si nous avions eu quatre doigts à chaque main, comme les personnages de Walt Disney, ce serait une autre paire de manches !
Mais balayons plutôt une autre idée reçue, des plus tenaces : le 1er janvier 2000, mes bien chers frères, ne sera nullement le premier jour du vingt et unième siècle et du troisième millénaire. Vu que tout siècle a cent ans, et quaucun calendrier, jamais, na eu dannée zéro, il sensuit que le premier siècle va de lan 1 à lan 100 inclus, le deuxième siècle de 101 à 200, et je vous laisse continuer. Donc, le vingt et unième siècle commencera le 1er janvier 2001, ce nest pas une question de point de vue mais une vérité mathématique, indiscutable. Les journalistes le savent, du moins ceux capables de compter sur les dix doigts dont je parlais tout à lheure. Mais ils font semblant de lignorer, parce que le public veut de lan 2000 et que le client est roi.
Et puisque jévoque le commerce, risquons une prophétie : rien nest plus méritoire, dans la corporation négociante, que de parvenir à vendre deux fois de suite la même camelote. Je vous parie donc un dîner chez Maxims que les médias vont faire monter la mayonnaise du nouveau siècle-nouveau millénaire tout au long de lannée 1999, histoire daugmenter les enchères des festivités du 31 décembre de cette année-là. Puis, dès le lendemain, on nous expliquera que tout le monde sétait gouré, que les véritables vingt et unième siècle et troisième millénaire nauraient lieu, en fait, quun an plus tard. Et allez donc ! ce sera parti pour le second service. Il ny a pas de petits profits. Par conséquent, lan 2000, je men fous. Pour déboucher mon magnum de champagne, jattendrai un an de plus, et je le sifflerai seul. À bon entendeur...