Monsieur lécrivain vulgaire et par conséquent populaire, jhésite un peu à dire depuis combien de temps je suis un de vos lecteurs assidus, crainte de passer pour un vieux croûton. En effet, je vous ai découvert par un jour sinistre, durant lune des périodes les plus sombres de mon service militaire et de la guerre dAlgérie qui coïncidaient, quel pot ! Bref, au hasard de mes nombreux déplacements involontaires dans lOranais, un dimanche désuvré, hivernal et pluvieux me fournit loccasion de plonger le nez dans lun de vos premiers « San-Antonio », volume défraîchi quun de mes copains mavait prêté, et il ne savait pas ce quil venait de faire là. Depuis ce jour, je nai raté aucun de vos livres ça doit en faire plusieurs centaines , et nai jamais manqué de me marrer sans honte, ce qui est parfaitement banal lorsquon partage ce trait avec quelques millions dautres lecteurs.
Je suis donc un de vos fans.
Fan, daccord, mais critique. Et dabord, balayons devant notre porte, critique des émissions auxquelles vous vous laissez persuader de participer, donc de la nôtre ! En général, pourtant, ça se passe plutôt bien, du moins en apparence : le maître de maison vous couvre de fleurs, vous souriez poliment, placez deux ou trois gauloiseries, faites état de votre goût pour la bonne chère, les femmes et les voitures de luxe le scénario est réglé une fois pour toutes, même pas besoin dimproviser. Oui, mais voilà, on sent bien quil ne vous amuse pas plus que ça, le service après-vente de vos livres (« de vos bouquins », dirait le délicat Jean-Luc Hees). Rassurez-vous, un bon nombre dauditeurs et de téléspectateurs, tout autant que vous, semmerdent à deux thunes de lheure : le cirage de pompes, ça nest pas plus votre tasse de thé que la leur. Aussi vais-je vous procurer une satisfaction rare, pour une fois, en me permettant de jouer les grincheux état qui ne mest pas habituel, mes camarades sont prêts à en témoigner , et de vous piétiner un brin.
Pour faire court et ne pas empiéter sur le Jeu des Mille Francs, Il passait juste après Rien à cirer, à midi quarante-cinq. qui est à la culture générale ce que le cheeseburger est au canard au sang (lune des spécialités célèbres du restaurant La Tour dArgent ; publicité non payée, mais pensez à moi un de ces jours), je bornerai mon blablabla malveillant à deux critiques, une de forme, lautre sur le fond ; et je commencerai sans plus attendre par la critique de forme, pour métonner quun écrivain authentique tel que vous lêtes, je ne conteste pas cela car ce serait le comble du ridicule, quun écrivain aussi soucieux de style que je vous imagine, laisse traîner depuis lurette dans ses pages une faute aussi atroce que le verbe « solutionner » ; et pas une fois de temps en temps, ce qui serait déjà étonnant, mais de manière systématique. Comme si les dicos avaient été délestés du verbe « résoudre » ! Ça paraît futile, mais ça ne lest pas ; en tout cas, pas pour ceux qui estiment que notre langue maternelle est le cadeau le plus précieux quon nous ait fait à notre arrivée dans cette vallée de larmes. Or, au fil des années, on nous a pollué le langage avec toutes sortes de termes inutiles et dune laideur qui nest plus à relever, dont la liste serait trop longue, et celui-là en est un des plus gratinés.
Attention ! Je nai rien contre les néologismes, à condition quils soient originaux et inventifs. Par exemple, lorsque vous écrivez quà lhorizon de votre personnage principal, les ennuis saccumoncellent, je me boyaute, et japplaudis à deux mains, si vous le voulez bien. « À demain, si vous le voulez bien » était la phrase dont Lucien Jeunesse, ancien présentateur du Jeu des Mille Francs, concluait chacune de ses émissions.Mais « solutionner », mille regrets : indigent, plat et fade, ça ne passe pas.
Bon, laissons cela, je sens bien que jagace tout le monde. Cest parfois délectable, mais faut pas pousser trop loin le masochisme, vu que, si je continue, Laurent va rappeler maître Capelo. Passons plutôt à la critique de fond annoncée.
De vous, jadmets tout : vos plaisanteries scatologiques, vos salaceries gratinées, vos idées bizarres ; et je me flatte davoir rappelé ici même que vous aviez été le premier à concevoir cette idée que les humains devraient, histoire de changer, non plus se réunir pour dîner ensemble, mais pour déféquer ensemble, scène quun autre esprit libre na pas craint dillustrer, je parle de Luis Buñuel, le grand Luis, lequel a inséré une scène de ce tonneau dans lun de ses derniers films, Le fantôme de la liberté, et cela, à un âge, soixante-quatorze ans, où lon a pourtant cessé depuis longtemps de lancer des pétards ou de casser les vitres. Pour jouer cette scène pleine de délicatesse, Buñuel avait dailleurs pris soin de rassembler quelques acteurs parmi les plus distingués, dont Jean-Pierre Cassel, si je me souviens bien. Grâce lui en soit rendue, et jimagine que vous devez bicher davoir inspiré un cinéaste de cette envergure, doublé dun tel farceur.
Mais alors, me direz-vous, où est-ce que le bât blesse ? Quest-ce qui vous chagrine dans mes « San-Antonio » ? Eh bien, je réponds : pas San-Antonio, mais Frédéric Dard. Ou plutôt, certaines affirmations, certains jugements qui vous sont personnels, et qui donneraient à croire que vous nêtes pas de votre époque, ne vous tenez au courant de rien, et ne lisez pas les journaux, sauf peut-être « Paris-Match » ou « Point de Vue - Images du Monde ». Vous avez, en effet, à trois reprises dans votre uvre quasi-cinquantenaire (vous voyez que je ne vous lis pas en diagonale), vous avez écrit que vous trouviez Hassan II, roi du Maroc, « moderne » et « très sympathique ». Question de goût ? Voire !
Je sais bien que vous maniez le paradoxe comme personne, la scène conçue par vous et à laquelle je viens de faire allusion le prouve suffisamment. Lennui, cest que, dans vos livres, le contexte des citations qui concernent notre ami le roi montre que vous ne pensiez pas faire un trait dhumour en qualifiant de « moderne » lun des chefs dÉtat parmi les plus féodaux qui soient. Pour ne donner quun détail, lorsque la majesté marocaine effectue un voyage à Paris, privé ou même officiel, cette tête couronnée se déplace en compagnie dune partie de son harem. Cest en effet un signe de modernité qui ne trompe pas. Un harem ! Mitterrand était plus discret...
En 1972, lannée où il faillit être abattu en vol par des militaires comploteurs lors de son retour au Maroc, ces dames pensionnaires du harem ambulant nétaient QUE quatre-vingts ! Pour loger le cheptel, il a coutume de louer un étage entier de lHôtel Crillon, cette humble masure sise place de la Concorde. Et le public nest pas obligé de me croire sur parole, mais jaimerais pourtant rappeler quexiste toujours, dans les palais royaux marocains, un quartier des esclaves Voir La prisonnière, le livre de Malika Oufkir et Michèle Fitoussi.tout ce quil y a de plus officiel ! Ça va très bien avec le harem.
Quant à la sympathie que peut inspirer à lhomme de cur que vous êtes le potentat qui a fait mitrailler la foule des grévistes, en 1965 à Casablanca ; fait fusiller sans jugement les putschistes de Skhirat, en 1970, de même que, et malgré sa promesse de les épargner, ses propres soldats déserteurs de la guerre du Golfe, en 1990 ; envoyé ses chars dassaut sur les affamés des quartiers populaires lors des émeutes de la faim en 1981, toujours à Casablanca ; retenu dix-huit ans dans les bagnes les plus atroces trois citoyens français, les frères Bourequat, sans que jamais on leur ait fait savoir ce quon leur reprochait ; institutionnalisé lassassinat politique ; séquestré un quart de siècle la famille Oufkir (dont le benjamin de la famille, Abdellatif, trois ans et dix mois au moment de son arrestation) pour la punir dune tentative de coup dÉtat fomenté par le père, son ex-complice dans tous les coups fourrés ; emprisonné des centaines dopposants pour délit dopinion (je ne dis pas « délit politique », il y a plus quune nuance) ; mené depuis 1975 une guerre contre les Sahraouis quil a envahis parce quil convoitait leur territoire et les richesses minières que son sous-sol renferme, repoussant depuis presque aussi longtemps le référendum prévu pour mettre fin à cet affrontement ; refusé de récupérer deux cents de ses propres soldats que le Front Polisario, auquel il fait la guerre, avait enlevés au Sahara et quil offrait de lui restituer ; et pratiqué la torture à titre de méthode de gouvernement particulièrement vicelarde (on torture, tout en niant officiellement cette pratique, mais on libère en douce quelques rescapés afin de leur permettre den décrire les horreurs : les populations, terrorisées par le bouche à oreille, se tiennent peinardes) tout cela, monsieur lécrivain humaniste, devrait au moins vous gêner aux entournures, et cette antinomie, même un enfant de quatre ans la verrait à lil nu.
À moins que ce soit, chez vous, lamateur de bonnes blagues qui apprécie à ce point lhumour parfois spécial que manifeste ce souverain si moderne humour qui en fait un concurrent dun autre chef dÉtat qui se disait « ami de la France », jai nommé Norodom Sihanouk, actuellement redevenu roi du Cambodge. Mais Sihanouk, bien quil ait, à loccasion, fait fusiller deux de ses opposants, était beaucoup moins sanglant. Le plus souvent, durant son premier règne, il se contentait décrire des scénarios de films et de les réaliser pour se les projeter ensuite, obligeant son entourage à y tenir tous les rôles. Hassan II, qui fait pourtant beaucoup de cinéma, ne doit pas aimer ce type de mise en scène. Notons ici quentre deux tournages, Norodom Sihanouk écrivait également des chroniques pour « Le Canard Enchaîné », que ce journal très républicain se flattait de publier, en dépit de leur princière nullité. Mais son gag le plus réussi, lors de son premier règne, fut son abdication, unique dans lhistoire des monarchies, en faveur... de son père. Eh bien, voilà encore une bonne blague que notre ami le souverain du Maroc naurait pas goûtée, lui qui aime tant le pouvoir, sy accroche comme un perdu malgré la maladie intestinale qui le ronge, et aurait plutôt poussé son propre père Mohammed V à libérer malgré lui le trône, disons... avant lheure prévue par Dieu !
À part cela, Hassan II, cest vrai, adore la plaisanterie, pourvu quelle sexerce aux dépens dautrui. Cest ainsi que, tout récemment invité à Paris en voyage officiel, il était convenu que la République française le logeât, ainsi quelle le fait pour tous les invités censés importants, au Palais Marigny, une ancienne demeure de la famille Rothschild, et qui fait face à lÉlysée. « Le Canard » nous rapporte même, dans son numéro du 15 mai 1996, que Bernadette Chirac a passé les jours précédant la visite royale à houspiller le petit personnel de la Présidence, afin que tout fût parfait, notamment le lit de son invité, veillant, à ce quon raconte, au moindre pli des draps. Or, nous apprend le même journal satirique, Hassan II na pas séjourné au Palais Marigny, et ny a passé en tout et pour tout quune vingtaine de minutes, « le temps de se laver les mains », ajoute lhebdomadaire satirique ce qui, traduit en langage courant, signifie que le roi na utilisé la somptueuse résidence officielle que pour y aller pisser. À la place de Chirac, on serait légèrement vexé de voir un palais national promu au rang de sanisette, et lépouse du Président de la République ravalée à celui de dame pipi.
Mais il faut comprendre le roi du Maroc : il a ses habitudes à Paris, où il vient souvent, quoique en privé. Il avait donc réservé comme de coutume un étage entier de lHôtel Crillon déjà nommé, et vous savez ce que cest : on ne doit pas vexer le petit personnel dans ce genre détablissement modeste, sous peine de représailles sournoises. Je me souviens que javais autrefois mes habitudes à lHôtel de la Plage de Concarneau ; or, une année, jai commis lerreur de réserver dans létablissement concurrent, lHôtel Atlantique. Comme je nétais pas satisfait, lannée suivante, jai tenté de revenir à mes premières amours. Eh bien, ils mont fait la gueule tout lété ! Mon lit nétait jamais fait, il ny avait pas deau chaude, et la fenêtre ne souvrait pas.
On comprend donc que le roi Hassan II se soit méfié : ce genre de brimades, ça vous met à la torture !