Dans le cadre de mon cycle « Comment se prendre un bide avec une chronique dont le sujet nintéresse personne », voici quelques réflexions sur lusage de la langue française. Je vois déjà dans le public quelques mouvements divers en direction de la sortie. Couvrez-vous bien, chers spectateurs, nous sommes en novembre. Jespère seulement que les fuyards ne se perdront pas dans les couloirs de la Maison de Radio France. Il reste quelques courageux sur les gradins ? Bien, je me lance.
Se prendre les pieds dans le tapis népargne personne, pas même les meilleurs. Les chroniqueurs de Rien à cirer non plus que les autres bipèdes. Lorsque cela nous arrive, la sanction est immédiate, sous la forme de lettres dauditeurs et il mest arrivé ici même de vous en lire un échantillon. Faut-il, alors, prendre la peine de répondre ? À chacun sa philosophie. Pour ma part, jai un critère : considérant une fois pour toutes quon perd son temps à discuter des opinions et croyances, ce qui ne signifie pas que je les mets toutes dans le même sac, je ne réponds jamais à une critique sur le fond. En revanche je dis bien « en revanche » et non point « par contre », qui est du langage de comptable, si si, vérifiez ! , en revanche, il marrive de mexpliquer sur la forme.
Ah certes, cette manie de me montrer pointilleux sur lusage de la langue française ne me rapporte pas seulement des félicitations et encouragements. Je dirais même quelle vaut, à moi et à quelques autres, son lot de sarcasmes sur notre prétendu conservatisme et notre obsession supposée dempêcher la langue dévoluer comme ils prétendent tous.
Mais bon, si on te critique, ça tindique où réside ta véritable originalité, donc remets-en une couche, comme a dit Cocteau, il est vrai en termes plus choisis. Mais lui devait être bien élevé, puisquil se faisait entretenir par des femmes du meilleur monde sans même être contraint de les sauter. Avouez que cest un exploit. Comme ce mondain vibrionnaire ne disait pas que des conneries, Mais il en disait tout de même. Si la conversation venait à tomber lors dune soirée, et que lhôtesse en venait à prononcer la stupide phrase rituelle « Un ange passe », il rétorquait « Quon lencule ! ». Nous sommes le peuple le plus spirituel de la Terre, répétons-le sans relâche. je vais donc suivre son conseil, en remettre une couche, et vous confier que, parmi les mille et une choses qui me défrisent profondément (un défi ! Essayez donc de vous faire défriser profondément), parmi ces mille et une choses, donc, je place au rang dhonneur la catégorie dindividus que je surnomme « les enjoliveurs ».
Rien à voir avec lautomobile, précisons-le tout de suite : je me fous de lautomobile à peu près autant que lex-président Mitterrand se foutait de lopinion des citoyens de gauche qui lavaient élu. Non, par « enjoliveurs », je désigne ces cuistres navrants qui croiraient se déshonorer plutôt que de parler la langue de tout le monde, et, en conséquence, sestiment obligés de jargonner de la plus conne des manières, cest-à-dire en prohibant les mots que chacun comprend et utilise naturellement, pour en inventer de plus savants croient-ils. Je me souviens que Jean-Paul Sartre déjà, dans Les mots, son meilleur livre, se payait la fiole de ceux qui sappliquent à « bien » écrire, et prétendait que ce souci les conduisait plutôt à écrire bêtement. Je ne suis pas loin, dans ce domaine, de penser comme lui. Je dis bien « dans ce domaine »
Bref, pour en arriver enfin au point qui me préoccupe, négligeant au passage lagaçante manie des chanteurs qui parlent de leurs « albums » plutôt que de leurs disques, et sans remonter au temps où Michel Debré inventa le néologisme « concertation » pour des raisons politiques (il ne voulait pas entendre parler de « conférence » à propos de je ne sais plus quelle réunion où la France était partie prenante), ni épiloguer sur le fait que plus personne ne sait dire « oui », vu que « tout à fait » ou « absolument » sonnent mieux Lhorripilant « Cest clair » navait pas encore envahi les conversations, en 1995.à nos oreilles raffinées, il ne vous a pas échappé que, depuis une dizaine dannées, on nous bassine avec le mot « incontournable ». Ce terme, je lai vérifié, na déquivalent dans aucune langue ; on se demande par conséquent pourquoi nos voisins européens, par exemple, nont pas éprouvé le besoin de créer cet équivalent, et nen ont pas ressenti le manque dans leur vocabulaire de ploucs. En effet, chez nous, il permet aux gens qui parlent bien den finir avec des vocables aussi banals que, citons en vrac : indispensable, infranchissable, impraticable, insurmontable, indépassable, nécessaire, obligatoire, vital, capital, essentiel, fondamental , jen passe et des meilleurs, mais qui ont linconvénient dêtre compris et utilisés de tout un chacun, ce qui est du dernier vulgaire. Je ne sais qui a eu lidée de cette riche invention linguistique, mais, si je le tenais, jestimerais incontournable une rencontre entre mon pied droit et cet emplacement où son dos change de nom, comme disait Brassens.
Mais je minterromps un instant, car des mouvements divers se produisent en ce moment même, chers auditeurs, dans le public du studio Charles-Trénet. Je ne parle pas seulement des spectateurs qui jettent un coup dil discret à leur montre, pensant nêtre pas vus, comme des potaches aspirant à lheure de la récréation, mais surtout de la demi-douzaine de déserteurs supplémentaires qui ont gagné non moins discrètement la sortie durant ma péroraison, et qui ne vont pas tarder à comprendre leur erreur lorsquils se seront égarés dans les couloirs kafkaïens de la maison de Radio France. Bon courage à ces émules du docteur Livingstone !
Les enjoliveurs nen restent pas là, on sen doute. Autre tic de langage qui devrait, auditeurs aimés, vous taper sur le système, cette manie très médiatique et ravageuse de faire précéder le mot évidemment par ladverbe bien. Si quelquun, dans le public ou ailleurs, décèle la nuance entre « évidemment » et « bien évidemment », quil écrive à Jean-Luc Hees, Enjoliveur en Chef, France Inter, 116 avenue Kennedy, Paris-seizième. Merci davance. Inutile de mentionner mon nom, ma modestie en souffrirait.
Puisque jamais deux sans trois, je vais clore cette petite revue des manies agaçantes mais si modernes par un vocable qui nous a envahi, me semble-t-il, via la presse économique. Mais quest-ce quils ont tous contre le terme occasion ? Un beau jour, un rédacteur de la presse financière a dû saviser que ce mot faisait un peu brocante, et il a tiré de sa gibecière un autre mot plus clinquant, opportunité ; cela, parce quen anglais, le français occasion se traduit par opportunity, et que ce mot britiche ressemble furieusement à notre opportunité à nous. Lennui dans laffaire, cest que lopportunité, en français, désigne le caractère de ce qui est opportun, cest-à-dire qui ne dérange pas : est opportun, ce qui ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe. Rien à voir avec un avantage qui se présente et quon doit saisir au vol, ce quest une occasion. Tous les collégiens qui étudient langlais vous diront dès la sixième que cest une faute grossière de traduire un mot anglais par un mot français qui lui ressemble, ce quon appelle un « faux ami », expression on ne peut plus judicieuse. Comme par exemple de traduire par « supporter » le verbe anglais to support, à linstar des journalistes sportifs, lesquels ignorent lexistence du mot soutenir, ou location par « location », alors que ce mot signifie « adresse ». Bien sûr, la mode venant à la rescousse de la cuistrerie et de lignorance crasse, le tic sest répandu. Bientôt, plus personne nusera des mots simples.
Bien. Jen ai terminé pour aujourdhui. Le service de la sécurité pourrait peut-être rattraper les spectateurs qui ont quitté le studio, je ne suis pas certain quils aient déjà trouvé la porte de sortie, bien quelle soit à vingt mètres dici. Vous voyez que je peux faire court. Cela compensera, car il y a des jours où jai tendance à déborder. Je vous laisse, jai décroché un rendez-vous avec la femme dun camarade de léquipe de Rien à cirer qui na pas encore dit son texte, et que jaurai la discrétion de ne point nommer. Tant quil est occupé ici, je ne vais pas me gêner pour profiter de cette opportunité incontournable, bien évidemment !