Or donc, avant-hier aux aurores, mon vénéré chef ici présent ma enjoint de regarder la télé à votre place le lendemain cest-à-dire hier (ça va, vous suivez ?). De sorte que, au jour dit, sur le coup de dix heures et demie du matin, et nécoutant que ma conscience professionnelle, je me suis acheminé, peinard, vers le quartier des Halles, où jai cherché un cinéma qui passerait un film potable.
Oui, faut que je vous dise, jai lhabitude daller au cinéma le matin. À la première séance de la journée, en général, les salles sont presque désertes, et jadore minstaller dans lun des premiers rangs, pas trop loin de lécran, afin davoir la rangée pour moi tout seul. Le pied ! Parfois même, il mest arrivé le bol extraordinaire dêtre seul dans la salle. Comme un exploitant de cinéma na pas le droit de supprimer une séance dès lors quelle est annoncée, quelle jouissance à lidée quon emmerde un projectionniste en le forçant à bosser, quand il pourrait se tourner les pouces comme Raymond Barre à lAssemblée !
Pour dire la vérité, ce petit plaisir que je me donnais parfois appartient au passé : depuis que les cinémas donnent dans le genre « multisalles », que les projecteurs sont automatiques, et quon ne change plus les bobines à la main toutes les vingt minutes, ma jouissance est beaucoup moins grande ; quil y ait ou non des spectateurs, le projectionniste, de toute façon, sen bat lil, il voit à peine la différence. Il ne la voit même pas du tout, si jen juge par les incidents de projection, bande sonore inaudible ou tonitruante, image floue, sautillante, décadrée, voire absente quand la pellicule casse incidents pour lesquels le spectateur na dautre ressource que daller pleurer à la caisse, où lon vous promet invariablement de faire le nécessaire dès quon aura retrouvé lintéressé (intéressé, tu parles ! Ces types-là détestent le cinéma) ; puisque, neuf fois sur dix, le responsable nest pas dans sa cabine, mais en train de sauter louvreuse dans le réduit où ils remisent la confiserie et autres saloperies de lentracte. (Je sais de quoi je parle, ma sur est ouvreuse au Rex)
À ce propos, je voudrais bien quon mexplique un jour pourquoi les gens éprouvent le besoin de bouffer des sucreries au cinéma. La question est double : pourquoi manger dans une salle de spectacle, et pourquoi des sucreries ? Pourquoi pas des merguez ? Au moins, on ne les enveloppe pas dans ces horripilants sachets en papier que froisse tout au long du film linévitable connard ou la conne, ne soyons pas sexiste qui aurait mieux fait de se sustenter à domicile au lieu de venir bâfrer en public. Est-ce que je pisse entre les rangées de fauteuil quand une envie me vient, moi ?
Ah oui, vous allez me rétorquer quabsorber de la nourriture et se délester du produit final, ça fait deux. Je vous répondrai que ça nest pas aussi tranché, et que des esprits libres (pas vous, je le sens, bande de nases) se sont interrogés sur cette question capitale. Ainsi, naguère, Frédéric Dard avait conçu lidée dune société où il serait de bon ton dinviter ses amis, non pas pour dîner ensemble, mais pour déféquer ensemble. Cétait dans lun de ses San-Antonio, naturellement. Quoi ? Vous récusez Frédéric Dard comme un plaisantin quon ne peut prendre au sérieux ? Alors, laissez-moi vous rappeler que le grand cinéaste espagnol Luis Buñuel, un classique que plus personne ne conteste, lui, a inséré cette scène, que les esprits étroits jugeraient incongrue, dans lun de ses films, Le fantôme de la liberté, avec la complicité active et probablement goguenarde de son scénariste, lhonorable Jean-Claude Carrière, un gars bien sous tous rapports puisque, non content dêtre pote avec le Dalaï-Lama, il dirige la FEMIS, lécole nationale du cinéma : des références, non ? Bref, au début de cette inoubliable pelloche, une bande de bourgeois sasseyait autour dune table sur laquelle les couverts avaient été remplacés par des rouleaux de papier cul, et les chaises étaient des trônes de W.C. ! Quant à la conversation, elle ne roulait pas sur la gastronomie, mais sur la quantité de matière produite annuellement dans lensemble de la nation. Un sujet bien intéressant, que Le Droit de Savoir devrait reprendre à son compte : à TF1, ils sont bien placés, la doc ne doit pas manquer.
En tout cas, Buñuel et Carrière, tout comme Frédéric Dard, avaient osé, avec plus daudace quElkabbach. Et cette référence imparable (les cons disent « incontournable ») me permet de conclure définitivement que manger et chier, sur le plan des relations sociales, ça se vaut. Inutile donc de minviter à dîner, vous seriez déçus par mon manque dappétit.
Pour en revenir aux cabines de projection désormais automatiques des cinémas et aux projectionnistes qui les hantent, il sest fait rare, le plaisir de rétorquer à lun de ces gougnafiers, qui me demande dun air mielleux si par hasard je naccepterais pas de renoncer à voir le film « pour cette fois » et de revenir à un autre moment de la journée, que pas question, jai payé ma place, je viens dune lointaine banlieue rien que pour voir le film en question, et que le règlement cest le règlement. Non mais, Trouduc, tu mas regardé en face ? Appelle-moi « LéonLassonance fâcheuse dont souffre ce prénom, et qui lui vaut une rime infâme, la rendu impopulaire. Or, ça na pas toujours été le cas. Mais qui sait encore que le véritable nom du charmant Chérubin, dans Le Mariage de Figaro, était Léon dAstorga ? », tant que tu y es !
Bref, hier, je suis allé au cinoche. Mabandonnant à ma pente naturelle qui mincite à préférer les cinémas de pays les plus lointains possible, à la seule condition quils ne soient pas japonais (quelle usine à merde, pour rester dans la note fécale, que le cinéma japonais ! Bien la peine dêtre, à ce quon prétend, aussi intelligents, pour produire de pareilles conneries), javais choisi un film dun réalisateur chinois (de Hongkong) dont on parle beaucoup actuellement, un certain John Woo. Son film sappelle The killer. La pub, notez-le en passant, omet soigneusement de mentionner que le film est ancien, et que le réalisateur, depuis, sest fait avaler tout cru par le fric, comme bien dautres avant lui : si vous avez suivi la carrière dAlmódovar, par exemple, un mec qui a débuté avec la bouillonnante movida madrilène pour finir chez Bouygues, ce que jamais Buñuel naurait fait, vous comprenez ce que je veux dire. Même remarque pour Paul Verhoeven et son Merdic Instinct (oui, je dis « instinct » à la française. « Basic innstinncte », mille regrets, cest imprononçable. Mais pute borgne, pourquoi ils ne traduisent pas les titres, ces ploucs ? Instinct primaire, cétait trop compliqué ?).
The killer, donc, a le mérite dêtre simple, et je ne vais pas jouer les pucelles comme ils font à France Inter, dans Le Masque et la Plume, où le comble de laudace consisterait à « raconter la fin », ce que bien entendu on ne doit JAMAIS faire, quy disent. Pour moi, cest pareil avec les surgelés que jachète chez Franprix, je ne regarde jamais létiquette avant de les placer dans mon frigo. Ici, je veux dire dans The killer, un tueur à gages est recherché par la police, mais le flic qui le traque finit par le prendre en amitié. Logique, on voit ça tous les jours. Cette amitié ne le sauvera pas, car le tout se termine en carnage, et le méchant meurt, pleuré par le bon (enfin, je simplifie les caractères, mais pas trop).
Bien, on a visionné ça cinquante ou cent fois, y compris chez Jean-Pierre Melville, un précurseur de la Nouvelle Vague dont le nom est un peu tombé dans loubli, et que les truands fascinaient. Je vous passe donc les pistolets qui tirent quatre-vingt-douze balles daffilée, et sans recharger, les hectares de vitres qui volent en éclats, les hectolitres de raisiné qui vous giclent à la gueule, et les sauts en hauteur de performance olympique auxquels se livrent les cascadeurs chaque fois que lun deux réceptionne la totalité dun projectile dans le buffet Henri II. Le western spaghetti, cétait déjà ça. Curieux : à lépoque dHumphrey Bogart, lorsquun personnage se morflait une bastos, il se contentait de sécrouler sur la moquette, gentiment et sans tapage, et conformément aux lois de la physique ; Cest facile à vérifier, pour peu quon ait une arme. Tirez au pistolet sur une bouteille, par exemple : la bouteille vole en éclats, mais reste sur place et ne vacille même pas sur sa base. Elle neffectue pas un saut de plusieurs mètres en arrière ! À la vitesse de la balle, le choc nest plus une simple bousculade, et limpact est perforant. Phénomène identique si lon fait feu sur un être humain, bien entendu.on navait pas besoin, ensuite, de téléphoner aux Galeries Barbès pour renouveler le mobilier.
Bref, jaurais pris un certain plaisir à savourer un film gentiment débile, si un détail nétait pas venu tout foutre par terre. Je préfère donc vous avertir, car je ne dois pas être le seul à me laisser distraire par ce genre de truc. Vous me remercierez ensuite, je vous fais économiser quarante balles.
Figurez-vous, cest capital, que lacteur qui jouait le méchant avait sur la joue droite un grain de beauté. Pas grave, me direz-vous, cest pareil chez De Niro, il a un grain de beauté sur la tronche, ça ne lempêche pas dêtre un acteur génial. Et Romane Bohringer, ajouterez-vous ? Franchement, son naevus pile-poil sous lil, tu ne trouves pas que ça sharmonise vachement bien avec son strabisme convergent ? Tu ne vas pas nous faire trois minutes sur ça, eh, Ducon ?
Je vous répondrai que telle nétait pas mon intention, et que, quand bien même, ça nest pas une raison pour mappeler « Ducon » ! Et vous avez oublié la collection de verrues qui fait ressembler au ventre dune truie le visage de Robert Redford. Poursuivons.
Non seulement le mec avait un grain de beauté, mais ce grain de beauté se trouvait agrémenté, si on peut dire, dun poil. Mais un poil ! Au moins quatre centimètres de long, raide, noir, rebelle. Hideux. Du coup, et jusquà la fin du film, je nai plus vu que ce poil. Mais Bon Dieu de bois, quest-ce que ce poil venait faire dans cette histoire qui sans ça, aurait pu être au poil ? (Il y a des fois où jai honte décrire des conneries pareilles )
Sans blague, ils nont pas de maquilleuse, dans les studios de Hongkong, ou alors elles ont toutes un poil dans la main ? Personne, sur le plateau, na pensé à suggérer quon pouvait, je ne sais pas, moi, le couper, lépiler, le dissimuler ? Ça fait mal, lamputation dun poil sur la joue ? Ça porte malheur, peut-être (ils sont superstitieux, les Chinois) ?
Si vous avez la clé du mystère, nhésitez pas à me contacter
Bon, quajouter à ce compte-rendu scrupuleux et détaillé dun film à succès ? Je ne vois vraiment pas, je pense avoir fait le tour de la question. Ah oui ! Jétais censé parler dune soirée de télévision. Mais justement, comme The killer est exactement le genre de film qui passe régulièrement sur Arte, et que de savants calculs me permettent de prévoir quil y sera programmé dici à une paire dannées, je viens donc de vous raconter une soirée télé de dans deux ans. Putain, deux ans ! (On ne vous lavait jamais faite, celle-là)
Allez, dites-moi merci, et la prochaine fois je vous décrirai par le menu les programmes de Noël et du 31 décembre 2000 : ce sera très fin de siècle.